Pendant tout le XVIe siède, et même après, le
Maine - et Laval n'échappe pas à la règle-, a connu une éclosion de noëls dont certains de ceux qui nous sont parvenus montrent la
qualité. Le noël de la Renaissance représente un genre un peu en
marge de la littérature reconnue. Les racines populaires et
le but souvent didactique de ces pièces impliquent une certaine
simplicité, voire naïveté, qui confère à ces textes une note de
fraîcheur ou d'émotion, bien différente des recherches hermétiques
et du fatras mythologique dont s'encombre bien souvent la poésie
officielle. Plusieurs adeptes de la poésie de cour n'ont pas
dédaigné d'apporter leur contribution à ce genre mineur largement
apprécié à tous les niveaux de la société. A une époque où les
querelles religieuses déchiraient les Français, le noël est souvent
apparu comme un symbole d'appartenance à la confession catholique dominante, alors
que les psaumes devenaient le domaine réservé des protestants.
Sur le plan musical, les noëls s'apparentent à une
tradition populaire très ancienne et toujours vivace : l'emprunt d'une
mélodie connue, sur laquelle on adapte un texte nouveau, dont la prosodie
est calquée sur celle du texte d'origine. A la fin du XVIème siècle, on
désignera ce type de chansons du nom de vaudeville . C'est
là une des branches les plus riches de notre chanson traditionnelle. Dans
les noëls, l'auteur indique, en tête de chaque pièce, l'air sur lequel
celle-ci doit se chanter : ce sont les timbres. Leur choix
indique assez clairement la popularité et la diffusion, dans toutes les
couches de la société, de mélodies que l'on retrouve très souvent
utilisées par les meilleurs musiciens, dans des œuvres à la
polyphonie élaborée ou des danses, autre avatar possible des nombreuses mélodies
à la mode.
Illustration d'un recueil de
Noëls conservé à la Bibliothèque Municipale de Laval (v.
1640).
Le Mans est le principal centre de production de noëls du Maine. Dans cette ville sont implantés, dès le XVIème siècle, des imprimeurs qui, par les ouvrages sortis de leurs presses, permettent la diffusion de ce répertoire dans la province et au-delà.
En 1524, un recueil de noëls est publié au Mans. L'auteur, Jehan Daniel, est un organiste d'Angers qui à cette époque évoluait dans l'entourage du comte Guy XVI de Laval. Son ouvrage
intitulé Noëls Nouveaulx présente en exergue, avant la table des timbres, le quatrain suivant qui
montre bien l'état d'esprit ambiant devant le développement de la
religion protestante :
Page de titre du recueil de Jehan Daniel, Le
Mans ?, 1524.
Secourez moy
ma dame par amours de Claudin de Sermisy (1528)
Comment ne pas imaginer le jeune Paré écoutant, ou même apprenant certains de ces tubes des années 1520-1530, peut-être joués par maistre Mitou (surnom de Jehan Daniel), puisqu'il nous apprend, par une anecdote rapportée dans son Livre des Monstres, qu'il se trouvait à Angers en 1525, donc à l'époque de la publication des noëls de l'organiste angevin, par ailleurs protégé du comte Guy XVI de Laval.
Pour marquer sa reconnaissance envers son protecteur
lavallois, il écrira d'ailleurs un long poème relatant ses funérailles, poème qui paraît dans les Annales & Chroniques du Païs de Laval de Guillaume Le Doyen.
si l'on en croit le témoignage de Jehan Daniel, la musique tenait
d'ailleurs une place importante dans cette cérémonie funèbre conduite
par l'évêque de Rennes. Les
chantres et les enfants de la psallette
firent résonner les voûtes encore récentes de la collégiale
Saint-Tugal :
Une chapelle ardente, en ceste Eglise,
A cinq clochers, fust mise sur le corps
Du bon defunct, tandis que par accords
Armonieux, les chantres de musicque
Respondoient là le service autenticque
Où présidait de Rennes le pasteur
Office funèbre, miniature du
début du 16e siècle, Le Mans, Bibliothèque Municipale
La plupart des timbres de noëls pour lesquels il nous a été possible de retrouver des concordances dans les éditions musicales de cette période, figurent sous forme de chansons polyphoniques à trois ou quatre voix, notamment dans un recueil publié Paris par Pierre Attaingnant en 1529. Il faut sans doute en conclure que les mélodies circulaient dans le public avant que des musiciens savants ne s'en emparent pour les harmoniser selon les critères esthétiques de leur temps.
On trouve également de nombreuses versions instrumentales de ces timbres, et Jehan Daniel, lui-même organiste, donc un musicien ayant reçu une solide formation théorique et pratique, devait bien connaître ce répertoire et contribua sûrement à sa diffusion dans l'Ouest, en particulier en Anjou et dans le Maine
2. Jean Triguel
Il nous reste à dire quelques mots d'un autre auteur
de noëls, personnage lavallois méconnu : le frère Jean Triguel.
De sa vie on ne sait que bien peu de choses, limitées aux informations
que nous ont laissé La Croix du Maine dans sa Bibliothèque Françoise,
ouvrage paru
pour la première fois en 1584, et l'abbé Angot dans son Dictionnaire
de la Mayenne. Le
premier l'évoque en ces termes :
Cordelier au Convent de Laval au Maine, sur les frontières de Bretagne. Il a composé plusieurs Noëls, ou Cantiques sur l'avènement de Notre-Seigneur, imprimés au Mans l'an 1565, par Hierosme Olivier, auquel temps florissoit ledit auteur.
L'abbé Angot, qui cite Ansart, nous apprend qu'il aurait
également rempli les fonctions de maître de chant, chargé de diriger les cérémonies de son ordre ainsi que d'enseigner la manière de chanter aux jeunes novices, nombreux à Laval à cette époque.
La bibliothèque de l'Arsenal à Paris conserve un volume de noëls qui s'intitule Le recueil des vieils et nouveaux cantiques, composez à l'honneur de l'advenement de Jesus Christ en ce monde, par divers autheurs. Autres Noelz nouveaux cantiques composez par B.P. Jean Triguel, Cordelier de Sainct Francois à Laval, Livre Second. Paru à Paris chez Nicolas Bonfons, sans date. Il s'agit donc d'un autre volume que celui indiqué par La Croix du Maine, qui n'a pas été retrouvé.
Page de titre du recueil de Jean Triguel
; Paris, Bibliothèque de l'Arsenal.
Dans le recueil publié à Paris, on trouve 48 noëls dont 5 seulement ne portent pas d'indication de timbres pour les chanter. Sur les 43 timbres indiqués, 16 correspondent à des titres de chansons qui existent soit en version
polyphonique, soit sous forme de vaudevilles monodiques.
Parmi les airs très connus citons simplement Susanne un jour, qui a connu un immense succès auprès des musiciens dès 1548 et
jusqu'au début du 17e siècle. Les versions instrumentales abondent également. Un autre timbre utilise l'air de la chanson à 4 de Claudin de Sermisy, Tant que vivray en aage florissant , parue en 1528, sur un texte de Clément Marot, ici parodié par notre Cordelier pour devenir
Le noble Roy Salomon triumphant.
Noël de J. Triguel sur Susanne un
jour (Didier Lupi, 1546) par Le Trésor d'Orphée
Jean Triguel utilise aussi des airs plus récents, comme Quand ce beau printemps je voys ou Je suis amour le grand maistre des dieux, deux airs sur des poèmes de
Pierre de Ronsard publiés en
1569 par Nicolas de la Grotte, organiste du duc d'Anjou devenu roi Henri
III à la mort de son frère Charles IX en 1574. Ces airs sont travestis ici en noëls, devenant respectivement A ce beau jour de Noel et A ce Noel trestous jeunes & vieux.
Cette
pratique de l'utilisation de timbres est un précieux indicateur de la
diffusion des airs dans le pays et de leur longévité exceptionnelle
pour certains d'entre eux. Ces recueils de chansons spirituelles,
cantiques ou noëls, calquées sur des modèles profanes, autrement dit des contrafacta,
sont autant d'indices de popularité des chansons de l'époque.
Indépendamment de leur valeur propre, inégale il est vrai, ces œuvres
modestes ont l'immense intérêt de nous renseigner sur les goûts de
nos ancêtres en matière de chansons. A ce titre, les recueils comme
celui du Lavallois Jean Triguel méritent toute notre attention.